Maman, je vais le dire à papa, ou repenser la parentalité
Les parents oublient que leur mission est avant tout d'éduquer leur enfant : le soutenir face aux frustrations que la vie amène, mais aussi maintenir la soumission à la loi des hommes.
Psychanalyste; président de l'Association Françoise Dolto
L'article de Diane Drory paru dans la "Libre Belgique" du 10 octobre 2007 sous le titre "Papa, je vais le dire à Maman, ou la destitution des pères" pointe bien à propos le message subliminal que cette campagne de sécurité routière véhicule. À savoir d'abord que ce sont aujourd'hui les enfants qui seraient les garants de la sécurité de leurs parents, ce qui est déjà particulièrement interpellant et que de plus, leur moyen de pression serait tout naturellement la délation "si tu ne t'attaches pas, je le dis à...". Menace qui, de facto, les institue maîtres des lieux, à tout le moins de celui ou celle à qui ils s'adressent et à qui pourtant, ils sont censés obéir ! Inversion exemplaire de la logique des générations qui introduit la confusion des places et voit l'enfant (roi ? tyran ?) en position d'adulte et son parent, soumis à son pouvoir, en position d'enfant, sommé de "rendre des comptes" et de subir sa loi.
Certaines réactions m'ont entre-temps été transmises, dont celle de Jean de Munck dans La Libre Belgique du 24 octobre, tendant à minimiser le propos de Madame Drory, accusée de "faire une tempête dans un verre d'eau" et arguant que cette campagne est "toute empreinte d'humour" qu'il conviendrait de prendre "au second degré".
Que ceux qui adhèrent à cette conception se détrompent. Les professionnels à l'écoute des parents - les psys bien sûr, mais aussi ceux qui sont en contact direct avec eux : les puéricultrices, les enseignants, les accueillants extra-scolaires - mesurent à quel point, les parents d'aujourd'hui prennent ce message pour argent comptant, et se soumettent peu ou prou, et au premier degré, à la confusion qu'il introduit : à savoir que c'est à l'enfant, à leur enfant, qu'ils ont à rendre des comptes, et que c'est lui qui juge si son parent est en capacité, ou pas, d'être parent !
Comme le soulignait le sociologue Bernard Petre [1], les parents d'aujourd'hui, se croyant obligés d'assurer le bonheur de leur enfant, en oublient que leur mission est avant tout de l'éduquer. C'est-à-dire, certes, de le soutenir face aux épreuves et aux frustrations que la vie, et plus particulièrement la vie avec d'autres, inévitablement amène. Mais aussi de maintenir, envers et contre tout, les exigences et donc la soumission à la loi des hommes, tant en famille qu'à l'extérieur (crèche, école, activités parascolaires....) qui permettent aux enfants à la fois de grandir et, last but nos least, de rentrer dans la citoyenneté. Voilà une première raison de réagir, non pas au texte de Madame Drory, mais aux réactions qu'il suscite.
La deuxième raison concerne le texte lui-même, auquel j'adhère bien sûr, mais qui m'interpelle de par son oubli (mais peut-être Madame Drory n'a-t-elle pas repéré l'autre affiche de cette désolante campagne) qui ne fait bien sûr qu'en rajouter sur la position à la fois perverse et intenable pour des enfants de jouer les délateurs. Elle a cependant le mérite, et c'est bien le seul ! - mais les concepteurs n'en ont à mon avis pas conscience, et c'est donc par défaut - de nous faire réfléchir sur ce qu'est la parentalité aujourd'hui.
Car l'autre affiche qui titre "Maman, attache-toi, ou je vais le dire à papa" amène un correctif à ce que Madame Drory appelle la "destitution des pères". Elle permet au contraire une réflexion en profondeur et là, c'est évident, au second degré pour ceux qui y sont sensibles, sur les rôles respectifs des pères et des mères qui ne peuvent plus aujourd'hui se répartir les fonctions et les responsabilités selon le schéma bien défini que nous ont légué les générations passées qui attribuaient à chacun sa tâche, à savoir : l'"amour" pour la mère, l'"autorité" pour le père. Les bobos et les bisous à Maman-infirmière, le doigt levé, les sourcils froncés... et la fessée à Papa-gendarme.
Dans ce schéma-là, certes pas de confusion de place, les parents chacun bien identifiés dans leurs rôles ne se culpabilisaient pas d'une quelconque prise de pouvoir sur leur progéniture et ne se formalisaient pas pour une gifle, toujours, selon eux, donnée à bon escient et dans le respect du schéma hiérarchique : annoncée par la mère ("je vais le dire à ton père !") et exécutée par le père ("qu'est-ce que j'apprends ? Tu as encore fait une bêtise ?")
Ce modèle-là est obsolète. Pour toute une série de raisons qu'on ne peut détailler ici (la révolution féministe, les femmes reconnues dans le monde professionnel, la monoparentalité, la place de l'enfant, le "désenchantement du monde" selon l'expression de Marcel Gauchet...) ont fait vaciller les bases du patriarcat et mis aux oubliettes le pouvoir omnipotent du Père. Cette nouvelle donne pourrait être un progrès en matière de Droits de l'Homme... et de la Femme, mais elle a pour le moment des effets ravageurs.
L'autorité, qui est l'art de faire respecter les règles nécessaires au "vivre ensemble" est en effet en crise et ce, pour trois raisons : 1) Les parents, confondant pouvoir et autorité, n'osent plus, sous prétexte de "respecter l'enfant" ou par peur des réactions négatives (colères, agressivité, "désamour", une frustration amène rarement de l'enthousiasme...) imposer à leur enfant le déplaisir inhérent à grandir.
2) Les mères à la fois se plaignent du "manque de fermeté" du père de leurs enfants mais paradoxalement les destituent de leur autorité parce qu'"il s'y prend mal", "intervient à mauvais escient", "éclate pour des peccadilles"...
3) Les pères qui voudraient bien aujourd'hui avoir un rôle un peu plus tendre sont désarçonnés face à des enfants qui s'engouffrent allégrement dans les vacillements qu'ils perçoivent, et titillent les limites comme jamais leur père, face à leur père-gendarme n'aurait osé le faire.
Pour sortir de cette crise, qui prend de l'ampleur et rejaillit notamment sur les relations entre parents et entre parents et enseignants (qui tournent de plus en plus souvent à l'affrontement), il est important de recomposer entre parents les rôles qui se doivent d'être assumés (et pas seulement en situation de monoparentalité) indistinctement et par l'un et par l'autre, d'être repensés en complémentarité; chacun endossant tout à tour les responsabilités inhérentes à l'"éduquant" : protection, valorisation, certes mais aussi maintien du cadre qui permet à chaque enfant-sujet de grandir humain, de ne pas rester prisonnier du barbare qui l'habite.
L'autorité, assumée pleinement à parts égales par le père et par la mère suppose donc qu'ils se soutiennent mutuellement en tant qu'adultes face aux enfants. La mère n'a plus, me semble-t-il, à se faire respecter par la menace de l'intervention du père, comme si sa propre légitimité dépendait de lui. Ils sont l'un et l'autre légitimés dans le fait qu'ils sont tous deux les adultes porteurs de la loi à laquelle ils ont, Jean de Munck, le souligne bien, à faire référence. Ce qui ne les empêche nullement de s'épauler, et, le cas échéant, d'intimer l'enfant à respecter la parole et l'autorité de l'autre.
C'est la complémentarité nécessaire entre pères et mères que cette navrante campagne de sécurité, sans doute à l'insu de ses concepteurs, a eu le mérite, bien malgré elle, de pointer. Ce qui me permet de souligner qu'il ne s'agit pas seulement de "la destitution des pères" mais d'une réflexion induite sur l'évolution de la parentalité et de dire, avec un clin d'oeil, à Diane Drory que, elle, psychanalyste-femme et moi, psychanalyse-homme, nous sommes, nous aussi.... complémentaires !
(1) "Les parents sont-ils démissionnaires... ou démissionnés ?" in "Quels repères pour grandir", Editions Couleur Livres 2004
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