Dossier 'SABENA', selon V. Decroly
Enquête parlementaire 'Sabena'- analyse par Vincent Decroly - site à consulter !
Voir aussi la "compilation Sabena" - "La Sabena disparaissait il y a 5 ans" , sur ce site.
et comme partout sur ce site "Collector", ... un p'tit bonus caché (écrit en petits caractères)
Carnet de vol d'un passager clandestin - 1
(29.05.02)
Carnet de vol d'un passager clandestin (1)
L'ancienne dirigeante du département commercial : "ça, ça n'est pas possible, ils n'ont pas fait leurs comptes !" - Les pilotes descendus en flammes par un pilote de chasse - Problèmes de taux d'occupation à la commission aussi.
Vincent Decroly, le 29 mai 2002.
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"Les gouvernements belges ont sous-estimé leur patrimoine Sabena"
"Déjà au début des années 90, nous avions le sentiment que les autorités politiques voyaient la Sabena comme un problème et non comme un atout. A leurs yeux, notre pays n'avait plus besoin d'une compagnie nationale. Il fallait donc s'en débarrasser et la privatiser, quel que soit le partenaire. C'était évidemment une option. Mais après l'échec de deux partenariats (KLM/British Airways/Sabena, puis Air France/Sabena), n'y avait-il pas à la remettre en cause ? Ou à trouver un partenaire dont la motivation aurait dépassé l'objectif de neutraliser un concurrent ?"
Membre du Management Committee pressentie un moment pour en prendre la tête, Mme Bernadette Franzi fut responsable du département commercial de 1990 à 1996. On attendait d'elle la mise en cause du style managérial suisse et elle est venue : le "despotisme" des responsables de Swissair a bien été critiqué.
Mais ce qu'elle a évoqué à plusieurs reprises, c'est le fatalisme du Conseil d'administration, paralysé par le choix de son actionnaire majoritaire (le gouvernement belge) en faveur du largage de la Sabena. "Nous avons abandonné la gestion aux Suisses", lui a avoué le président du CA, qu'elle avait rencontré peu avant d'être limogée sur ordre de Zurich.
Mme Franzi estime qu'à son arrivée, la compagnie présentait "un niveau de performance technique excellent, mais un dispositif commercial datant de l'Expo 58". Elle a défendu les meilleurs résultats commerciaux engrangés sous sa houlette. Mais à son avis, "le monde politique et médiatique a sous-estimé la valeur de la compagnie, de la culture d'entreprise et des compétences qu'elle avait accumulées". Au moment précis où ce début d'amélioration et les perspectives de développement d'un "hub" (plateforme de transit) à Zaventem lui attiraient la convoitise de compagnies américaines comme Delta Airlines.
Très "dame de fer", le témoin a aussi incriminé les organisations syndicales : "Les grèves de 1995 auraient dû fournir l'occasion d'une thérapie de choc, mais on n'a pas osé aller jusqu'au bout. C'est pourtant de cela que la compagnie aurait eu besoin pour que puissent enfin être rediscutés les volets les plus sclérosants des conventions collectives de travail". Néanmoins, a observé Mme Franzi, si l'opposition syndicale a lourdement pesé à certains moments, elle n'a pas été un facteur déterminant de l'échec de la Sabena.
Mme Franzi a aussi évoqué un épisode de la période du partenariat avec KLM et British Airways (Sabena World Airlines). "A l'époque, se souvient-elle, la Sabena avait acheté 4 ou 5 Airbus A-340. Ces appareils nous coûtaient un milliard par an et nous n'avons pas eu les moyens de faire face. Nous avons été tirés de ce mauvais pas par Air France, qui a accepté de les reprendre. Fin 1997, quand j'ai appris cet achat de 34 Airbus, je me suis dit "ça, ça n'est pas possible, ils n'ont pas fait leurs comptes !..."
Pilotes de ligne descendus en flammes par un pilote de chasse
Second témoin de la journée, M. Jacques Waldeyer dirige le ground handling chez SN Brussels Airlines. Avant le 20 novembre 2001, il était responsable de tout le département "flight operations" de Sabena.
C'est pour faire à la Sabena un atterrissage peu conventionnel que cet ancien pilote de la Force aérienne a quitté l'armée "avec l'accord du ministre de la Défense nationale". Parachuté à un poste qu'il ne pouvait légalement pas occuper (la loi exige trois années d'expérience dans l'aéronautique civile), ayant exercé - en attendant "un arrêté ministériel de régularisation" - une responsabilité de fait détenue formellement par un autre, M. Waldeyer a décoché quelques solides pruneaux aux représentants des pilotes. Il les a accusés de mettre en avant des impératifs de sécurité pour masquer une avidité sans pareille. "One dollar for one dollar", c'était leur slogan : s'ils rapportaient un dollar à la compagnie, la compagnie devait leur verser un dollar !", se souvient M. Waldeyer.
Le témoin a par exemple expliqué son projet de relever le plancher de prestations des pilotes de 645 à 725 heures par an pour les vols long-courrier. Une proposition qui lui paraissait raisonnable par temps de crise, puisque la norme légale maximale se situait à 911 heures et qu'une économie annuelle de plus d'un demi-milliard était à la clé. Pour M. Waldeyer, le refus catégorique de cette option par les délégués des pilotes n'était motivé que par leur souci de préserver un système de compensation très avantageux. Toute heure de vol effectuée au-delà de la norme-plancher de la compagnie était rémunérée à 150 %.
"Voler est un rêve d'enfant ! A la Force aérienne, j'étais secrétaire général de l'association des pilotes et nous, nous demandions toujours de pouvoir voler davantage. A mon arrivée à la Sabena, ce fut la douche froide : ce qui intéressait les pilotes, c'était de gagner plus d'argent, si possible en volant un peu moins. Voyez aujourd'hui à SN Brussels Airlines ou chez Thomas Cook : leurs salaires sont plus bas et leur productivité est plus élevée, sans que ça ne débouche sur des problèmes de sécurité ou d'insatisfaction du client..."
M. Waldeyer fait remonter à avril 2001 le début de la fin de la compagnie et les signes avant-coureurs du désengagement suisse. C'est à cette époque qu'il a entendu dire qu'AMP (Airlines Management Partnership), la structure commune mise au point pour intégrer notamment les services commerciaux de Swissair et de Sabena, était vouée à disparaître. L'auteur de cette déclaration n'était autre que son président en personne, M. Sutter (un Suisse). Jusque là, AMP avait été présentée aux Sabéniens comme l'embryon de la compagnie aérienne unique dont le partenariat allait accoucher et qui leur garantirait leur avenir à tous... A dater de ce jour, Sabena et Swissair ont évidemment chacune tenté de récupérer leurs billes ou ce qu'il en restait...
M. Waldeyer a aussi décrit en détail les journées et les heures qui ont précédé la mise en faillite. Il a confirmé qu'un mot d'ordre de black out vis-à-vis des personnels avait été donné par certains cabinets ministériels et exécuté par la direction de la Sabena. Il a en outre indiqué qu'une commission nationale avait été constituée pour contrôler tout débordement des travailleurs lorsqu'ils apprendraient le crash.
Autour de la table, il y avait "des représentants du cabinet de Monsieur Verhofstadt et de plusieurs ministres, la direction de la police fédérale, la Sûreté de l'Etat, des responsables de la Sabena et de BIAC..."
... Qui ose prétendre que le gouvernement a laissé venir la faillite sans rien voir ni rien faire ?!
La commission d'enquête se réunit-elle encore valablement ?
Plusieurs auditions récentes ont été marquées par une inquiétante chute du taux d'occupation. Les membres de la commission devraient en principe siéger à 15, mais ils ont très rarement été plus de 9 présents simultanément. Ces deux dernières semaines, la participation aux travaux est même parfois descendue sous les 50 % (7 ou 8 membres simultanément présents en moyenne). Avec les témoignages de plusieurs membres du comité de direction et des départements-clés de la compagnie, on est pourtant entré dans une phase importante de l'analyse.
Pour l'audition, ce mercredi, de Mme Franzi, la commission a même entamé ses travaux en présence de 6 membres seulement. Le règlement de la Chambre exige un quorum de présence (la moitié des membres) pour toute commission qui examine un projet de loi : si cette condition n'est pas remplie, la commission n'est juridiquement pas autorisée à se réunir.
La commission "Sabena", c'est 15 élus chargés de faire la lumière sur la faillite la plus grave de l'histoire sociale de notre pays et d'en tirer des conclusions politiques et législatives. Pourquoi dès lors une fréquentation si faible - souvent en dessous des 8 députés qu'exigerait le quorum s'il lui était applicable ?
De la part d'une commission qui me refuse le droit d'interroger les témoins alors que j'ai jusqu'ici été plus assidu à ses travaux que plusieurs de ses membres, cette insoutenable légèreté laisse songeur...
Carnet de vol d'un passager clandestin - 2
Kit, carte, catering et magazine (03.06.02)
Carnet de vol d'un passager clandestin (2):
Kit, cartes, catering et magazine
Swissair mégalo : erreurs ou actes délibérés ? - Steak ou caviar ? - Catering en perdition - Qui bénéficie du doute ?
Vincent Decroly, 03 juin 2002.
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M. John Lindekens a été auditionné ce vendredi 31 mai. Ses déclarations confirment la gestion mégalomane de Swissair. Erreurs ou actes délibérés ? "Je ne sais pas, répond M. Lindekens. Pour moi, Swissair avait une réputation de correction et de solidité. Vous savez, quand on a une idole et qu'elle vous déçoit… Il faut peut-être lui laisser le bénéfice du doute…"
"Le plus haut responsable belge au niveau de l'Airline Management Partnership (AMP)", inspire lui-même un certain doute.
D'une part, M. Lindekens affirme "n'avoir jamais constaté d'abus flagrants de la part de Swissair".
Des passagers "business" Sabena déviés vers un vol Swissair programmé quelques dizaines de minutes plus tôt ? Les horaires étaient déterminés par les connexions possibles à Bruxelles ou Zurich - et non par le souci de dribbler Sabena. Si Swissair jouissait effectivement d'un meilleur taux d'occupation en classe "affaires", c'était grâce à son image de marque.
Il y a bien eu quelques problèmes, mais ils ont été résolus avec un partenaire qui semblait de bonne foi. Par exemple, dans tel aéroport des Etats-Unis, on rapporta le blocage fréquent du tracteur de Swiss Port (la société de handling de Swissair). Les Suisses persistaient à attendre un avion Swissair en retard… au détriment d'un appareil Sabena lui à l'heure. M. Lindekens a mis les choses au point avec les Suisses et ça s'est arrangé…
Le caviar au lieu du steak
Pourtant, des exemples de mal-gestion, M. Lindekens en a plein sa soute à bagages : pas assez pour étayer une autre hypothèse que celle de "solides négligences", comme il dit ?
Dans son titre et sur papier, l'AMP était un partenariat. Mais ce fut "une Swissair renforcée de certains éléments Sabena ". "AMP facturait 79 % de ses dépenses à Swissair, et 21 à Sabena. Avantageux ? Mais si on achète du caviar au lieu de se contenter d'un steak, 29 % du caviar, c'est trop cher !" Ce "partenariat" a conduit la Sabena à payer ce qu'elle ne se serait jamais offert seule.
Cette structure commune a coûté plus cher à la Sabena : sur 150 licenciements rendus "inévitables" par les économies que l'AMP voulait réaliser, 100 ont été infligés à des Sabéniens. Sabena a sacrifié plus de travailleurs, perdu plus de know-how et supporté des coûts d'indemnisation plus lourds que Swissair.
En outre, les Suisses détenaient tous les postes de direction d'AMP. Cette confiscation du pouvoir est-elle allée de pair avec un sens accru des responsabilités à Zurich ? Au contraire.
Le magazine In Flight disponible à bord était auto-financé grâce à la pub, voire en bonus. Mais la direction du marketing, Swissair à 100 %, a ordonné l'abandon de cette intéressante collaboration avec Ackroyd Publications (Bruxelles). Elle a imposé Target, une société d'édition helvète "dont étaient administrateurs certains membres de Swissair, comme par hasard". Dont coût : 1,4 million d'euros, sans compter les taxes d'importation des revues de Suisse en Belgique !
"Je suis tombé sur quarante mille cartes téléphoniques estampillées "Sabena". Le principe d'offrir une carte au passager dont le vol est en retard est commercialement bon, mais pourquoi en avoir acheté pareil stock ? A 3.60 US$ / pièce, ça a coûté 250 000 US$ à la Sabena !"
"Idem pour des cartes de débit de 25 à 100 US$, mises à la disposition d'hommes d'affaires qui auraient perdu leurs valises : il en reste pour 220 000 US$, prépayées alors qu'elles ne valent qu'avant une échéance déterminée!"
"J'ai aussi découvert 9000 kits pour passagers dont le vol est annulé. Les kits pour hommes reviennent à 5.50 US$ et ceux pour femmes, à 6 US$ l'unité. Tout cela a déjà été payé, mais n'aurait été utilisé que dans plusieurs années !…"
Autre exemple, ces défibrillateurs anti-crise cardiaque de 100 000 FB / pièce. On en a acheté une pléthore pour deux ou trois utilisations par an…
Catering en perdition
Le catering a également connu une dérive qui vaut malheureusement son pesant d'or. L'un des trois patrons d'AMP, M. Philippe Bruguisser, n'était autre que l'ancien CEO de Gate Gourmet. Il venait d'en faire la seconde compagnie mondiale dans ce secteur avant d'être embauché par Swissair. L'ensemble des contrats de catering est donc passé à Gate Gourmet. "Maintenons quand même notre collaboration, à certaines escales, avec des firmes dont nous sommes contents sur le plan qualité/prix, ça ne pourra que faire jouer la concurrence en notre faveur", lui a-t-on objecté. M. Bruguisser n'a rien voulu entendre. Et les factures ont commencé à s'envoler.
Du nettoyage des napperons ornant les plateaux de repas en business (prix multiplié par quatre) aux fréquentes sur-livraisons de repas, en passant par des lots "de 100 bouteilles de Champagne" qui n'en contenaient que 92, rien ne devait inquiéter les Belges "puisqu'ils ne payaient pas grand chose"…
On reste quand même interloqué : ces managers aux dents longues sont rôdés aux négociations les plus serrées (notamment avec les personnels), mais quand on leur livre 200 repas au lieu des 140 commandés, il ne leur vient à l'esprit ni de protester, ni de renvoyer l'excédent à l'expéditeur ni surtout de refuser de payer !…
"J'ai découvert cela récemment, en travaillant pour la curatelle", avance M. Lindekens. On lui aurait caché ces pratiques alors même que beaucoup se développaient dans sa zone de compétence, aux Etats-Unis.
"Agents de contrôle en nombre insuffisant vu les compressions de personnels", répond le témoin, pour qui on s'est comporté chez Swissair "comme à l'armée : quiconque disposait d'un budget estimait devoir l'épuiser - comme bon lui semblait - pour en obtenir la reconduction l'année suivante".
Pourtant, d'après des équipages rencontrés lors de l'audition parlementaire "Sabena" que j'ai organisée en janvier, de nombreux rapports (tantôt inquiets, tantôt scandalisés) ont été communiqués par intranet à leur hiérarchie à propos de ces irrégularité. Echo en haut lieu de ce travail scrupuleux ? Quelques haussements d'épaules de responsables qui ont cru les avoir assez larges pour passer outre…
… Jusqu'au retour mi-2001 à la case départ : à peine deux ans et demi après sa création de l'AMP, le nouveau Numéro Un de Swissair, M. Mario Corti, décide son démantèlement (donc la re-séparation des deux compagnies). A cette époque, 88 % des recettes de Sabena sont sous le contrôle de Swissair et la compagnie belge a dû se défaire de beaucoup de ses ressources humaines.
Qui bénéficie du doute ?
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'après les lyriques professions de foi des ministres Daems et Verhofstadt sur les vertus de la gestion par le privé, ce type de témoignage fait un peu tache.
Le bénéfice du doute à Swissair et au gouvernement belge ? Pas dans un contexte où aujourd'hui comme hier, avec un peu de volontarisme, il y aurait moyen de lever ce doute. Pas non plus tant que ce doute (effectivement bénéfique pour quelques-uns), 17000 familles victimes de la faillite en font les frais.
Voilà l'enjeu des prochains mois. Pour le pouvoir judiciaire saisi de diverses plaintes comme pour le Parlement qui enquête (malheureusement en sous-effectif ce vendredi encore : 7 députés présents sur 15, alors que je n'ai toujours pas le droit d'interroger les témoins).
Carnet de vol d'un passager clandestin - 3
Alors qu'il a pesé au moment crucial en faveur de l'achat des Airbus, l'ancien ministre plaide "irresponsable". (23.10.02)
Un p'tit bonbon de cet ' "irresponsable":
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