08 novembre 2006

Dossier 'SABENA', selon V. Decroly

Enquête parlementaire 'Sabena'- analyse par Vincent Decroly - site à consulter !

Voir aussi la "compilation Sabena" - "La Sabena disparaissait il y a 5 ans" , sur ce site.

et comme partout sur ce site "Collector", ... un p'tit bonus caché (écrit en petits caractères)

Carnet de vol d'un passager clandestin - 1
(29.05.02)


Carnet de vol d'un passager clandestin (1)
L'ancienne dirigeante du département commercial : "ça, ça n'est pas possible, ils n'ont pas fait leurs comptes !" - Les pilotes descendus en flammes par un pilote de chasse - Problèmes de taux d'occupation à la commission aussi.


Vincent Decroly, le 29 mai 2002.

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"Les gouvernements belges ont sous-estimé leur patrimoine Sabena"

"Déjà au début des années 90, nous avions le sentiment que les autorités politiques voyaient la Sabena comme un problème et non comme un atout. A leurs yeux, notre pays n'avait plus besoin d'une compagnie nationale. Il fallait donc s'en débarrasser et la privatiser, quel que soit le partenaire. C'était évidemment une option. Mais après l'échec de deux partenariats (KLM/British Airways/Sabena, puis Air France/Sabena), n'y avait-il pas à la remettre en cause ? Ou à trouver un partenaire dont la motivation aurait dépassé l'objectif de neutraliser un concurrent ?"


Membre du Management Committee pressentie un moment pour en prendre la tête, Mme Bernadette Franzi fut responsable du département commercial de 1990 à 1996. On attendait d'elle la mise en cause du style managérial suisse et elle est venue : le "despotisme" des responsables de Swissair a bien été critiqué.

Mais ce qu'elle a évoqué à plusieurs reprises, c'est le fatalisme du Conseil d'administration, paralysé par le choix de son actionnaire majoritaire (le gouvernement belge) en faveur du largage de la Sabena. "Nous avons abandonné la gestion aux Suisses", lui a avoué le président du CA, qu'elle avait rencontré peu avant d'être limogée sur ordre de Zurich.

Mme Franzi estime qu'à son arrivée, la compagnie présentait "un niveau de performance technique excellent, mais un dispositif commercial datant de l'Expo 58". Elle a défendu les meilleurs résultats commerciaux engrangés sous sa houlette. Mais à son avis, "le monde politique et médiatique a sous-estimé la valeur de la compagnie, de la culture d'entreprise et des compétences qu'elle avait accumulées". Au moment précis où ce début d'amélioration et les perspectives de développement d'un "hub" (plateforme de transit) à Zaventem lui attiraient la convoitise de compagnies américaines comme Delta Airlines.

Très "dame de fer", le témoin a aussi incriminé les organisations syndicales : "Les grèves de 1995 auraient dû fournir l'occasion d'une thérapie de choc, mais on n'a pas osé aller jusqu'au bout. C'est pourtant de cela que la compagnie aurait eu besoin pour que puissent enfin être rediscutés les volets les plus sclérosants des conventions collectives de travail". Néanmoins, a observé Mme Franzi, si l'opposition syndicale a lourdement pesé à certains moments, elle n'a pas été un facteur déterminant de l'échec de la Sabena.

Mme Franzi a aussi évoqué un épisode de la période du partenariat avec KLM et British Airways (Sabena World Airlines). "A l'époque, se souvient-elle, la Sabena avait acheté 4 ou 5 Airbus A-340. Ces appareils nous coûtaient un milliard par an et nous n'avons pas eu les moyens de faire face. Nous avons été tirés de ce mauvais pas par Air France, qui a accepté de les reprendre. Fin 1997, quand j'ai appris cet achat de 34 Airbus, je me suis dit "ça, ça n'est pas possible, ils n'ont pas fait leurs comptes !..."

Pilotes de ligne descendus en flammes par un pilote de chasse

Second témoin de la journée, M. Jacques Waldeyer dirige le ground handling chez SN Brussels Airlines. Avant le 20 novembre 2001, il était responsable de tout le département "flight operations" de Sabena.

C'est pour faire à la Sabena un atterrissage peu conventionnel que cet ancien pilote de la Force aérienne a quitté l'armée "avec l'accord du ministre de la Défense nationale". Parachuté à un poste qu'il ne pouvait légalement pas occuper (la loi exige trois années d'expérience dans l'aéronautique civile), ayant exercé - en attendant "un arrêté ministériel de régularisation" - une responsabilité de fait détenue formellement par un autre, M. Waldeyer a décoché quelques solides pruneaux aux représentants des pilotes. Il les a accusés de mettre en avant des impératifs de sécurité pour masquer une avidité sans pareille. "One dollar for one dollar", c'était leur slogan : s'ils rapportaient un dollar à la compagnie, la compagnie devait leur verser un dollar !", se souvient M. Waldeyer.

Le témoin a par exemple expliqué son projet de relever le plancher de prestations des pilotes de 645 à 725 heures par an pour les vols long-courrier. Une proposition qui lui paraissait raisonnable par temps de crise, puisque la norme légale maximale se situait à 911 heures et qu'une économie annuelle de plus d'un demi-milliard était à la clé. Pour M. Waldeyer, le refus catégorique de cette option par les délégués des pilotes n'était motivé que par leur souci de préserver un système de compensation très avantageux. Toute heure de vol effectuée au-delà de la norme-plancher de la compagnie était rémunérée à 150 %.

"Voler est un rêve d'enfant ! A la Force aérienne, j'étais secrétaire général de l'association des pilotes et nous, nous demandions toujours de pouvoir voler davantage. A mon arrivée à la Sabena, ce fut la douche froide : ce qui intéressait les pilotes, c'était de gagner plus d'argent, si possible en volant un peu moins. Voyez aujourd'hui à SN Brussels Airlines ou chez Thomas Cook : leurs salaires sont plus bas et leur productivité est plus élevée, sans que ça ne débouche sur des problèmes de sécurité ou d'insatisfaction du client..."

M. Waldeyer fait remonter à avril 2001 le début de la fin de la compagnie et les signes avant-coureurs du désengagement suisse. C'est à cette époque qu'il a entendu dire qu'AMP (Airlines Management Partnership), la structure commune mise au point pour intégrer notamment les services commerciaux de Swissair et de Sabena, était vouée à disparaître. L'auteur de cette déclaration n'était autre que son président en personne, M. Sutter (un Suisse). Jusque là, AMP avait été présentée aux Sabéniens comme l'embryon de la compagnie aérienne unique dont le partenariat allait accoucher et qui leur garantirait leur avenir à tous... A dater de ce jour, Sabena et Swissair ont évidemment chacune tenté de récupérer leurs billes ou ce qu'il en restait...

M. Waldeyer a aussi décrit en détail les journées et les heures qui ont précédé la mise en faillite. Il a confirmé qu'un mot d'ordre de black out vis-à-vis des personnels avait été donné par certains cabinets ministériels et exécuté par la direction de la Sabena. Il a en outre indiqué qu'une commission nationale avait été constituée pour contrôler tout débordement des travailleurs lorsqu'ils apprendraient le crash.

Autour de la table, il y avait "des représentants du cabinet de Monsieur Verhofstadt et de plusieurs ministres, la direction de la police fédérale, la Sûreté de l'Etat, des responsables de la Sabena et de BIAC..."

... Qui ose prétendre que le gouvernement a laissé venir la faillite sans rien voir ni rien faire ?!

La commission d'enquête se réunit-elle encore valablement ?

Plusieurs auditions récentes ont été marquées par une inquiétante chute du taux d'occupation. Les membres de la commission devraient en principe siéger à 15, mais ils ont très rarement été plus de 9 présents simultanément. Ces deux dernières semaines, la participation aux travaux est même parfois descendue sous les 50 % (7 ou 8 membres simultanément présents en moyenne). Avec les témoignages de plusieurs membres du comité de direction et des départements-clés de la compagnie, on est pourtant entré dans une phase importante de l'analyse.

Pour l'audition, ce mercredi, de Mme Franzi, la commission a même entamé ses travaux en présence de 6 membres seulement. Le règlement de la Chambre exige un quorum de présence (la moitié des membres) pour toute commission qui examine un projet de loi : si cette condition n'est pas remplie, la commission n'est juridiquement pas autorisée à se réunir.

La commission "Sabena", c'est 15 élus chargés de faire la lumière sur la faillite la plus grave de l'histoire sociale de notre pays et d'en tirer des conclusions politiques et législatives. Pourquoi dès lors une fréquentation si faible - souvent en dessous des 8 députés qu'exigerait le quorum s'il lui était applicable ?


De la part d'une commission qui me refuse le droit d'interroger les témoins alors que j'ai jusqu'ici été plus assidu à ses travaux que plusieurs de ses membres, cette insoutenable légèreté laisse songeur...




Carnet de vol d'un passager clandestin - 2
Kit, carte, catering et magazine (03.06.02)


Carnet de vol d'un passager clandestin (2):
Kit, cartes, catering et magazine
Swissair mégalo : erreurs ou actes délibérés ? - Steak ou caviar ? - Catering en perdition - Qui bénéficie du doute ?


Vincent Decroly, 03 juin 2002.

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M. John Lindekens a été auditionné ce vendredi 31 mai. Ses déclarations confirment la gestion mégalomane de Swissair. Erreurs ou actes délibérés ? "Je ne sais pas, répond M. Lindekens. Pour moi, Swissair avait une réputation de correction et de solidité. Vous savez, quand on a une idole et qu'elle vous déçoit… Il faut peut-être lui laisser le bénéfice du doute…"
"Le plus haut responsable belge au niveau de l'Airline Management Partnership (AMP)", inspire lui-même un certain doute.

D'une part, M. Lindekens affirme "n'avoir jamais constaté d'abus flagrants de la part de Swissair".

Des passagers "business" Sabena déviés vers un vol Swissair programmé quelques dizaines de minutes plus tôt ? Les horaires étaient déterminés par les connexions possibles à Bruxelles ou Zurich - et non par le souci de dribbler Sabena. Si Swissair jouissait effectivement d'un meilleur taux d'occupation en classe "affaires", c'était grâce à son image de marque.

Il y a bien eu quelques problèmes, mais ils ont été résolus avec un partenaire qui semblait de bonne foi. Par exemple, dans tel aéroport des Etats-Unis, on rapporta le blocage fréquent du tracteur de Swiss Port (la société de handling de Swissair). Les Suisses persistaient à attendre un avion Swissair en retard… au détriment d'un appareil Sabena lui à l'heure. M. Lindekens a mis les choses au point avec les Suisses et ça s'est arrangé…

Le caviar au lieu du steak

Pourtant, des exemples de mal-gestion, M. Lindekens en a plein sa soute à bagages : pas assez pour étayer une autre hypothèse que celle de "solides négligences", comme il dit ?

Dans son titre et sur papier, l'AMP était un partenariat. Mais ce fut "une Swissair renforcée de certains éléments Sabena ". "AMP facturait 79 % de ses dépenses à Swissair, et 21 à Sabena. Avantageux ? Mais si on achète du caviar au lieu de se contenter d'un steak, 29 % du caviar, c'est trop cher !" Ce "partenariat" a conduit la Sabena à payer ce qu'elle ne se serait jamais offert seule.

Cette structure commune a coûté plus cher à la Sabena : sur 150 licenciements rendus "inévitables" par les économies que l'AMP voulait réaliser, 100 ont été infligés à des Sabéniens. Sabena a sacrifié plus de travailleurs, perdu plus de know-how et supporté des coûts d'indemnisation plus lourds que Swissair.

En outre, les Suisses détenaient tous les postes de direction d'AMP. Cette confiscation du pouvoir est-elle allée de pair avec un sens accru des responsabilités à Zurich ? Au contraire.

Le magazine In Flight disponible à bord était auto-financé grâce à la pub, voire en bonus. Mais la direction du marketing, Swissair à 100 %, a ordonné l'abandon de cette intéressante collaboration avec Ackroyd Publications (Bruxelles). Elle a imposé Target, une société d'édition helvète "dont étaient administrateurs certains membres de Swissair, comme par hasard". Dont coût : 1,4 million d'euros, sans compter les taxes d'importation des revues de Suisse en Belgique !

"Je suis tombé sur quarante mille cartes téléphoniques estampillées "Sabena". Le principe d'offrir une carte au passager dont le vol est en retard est commercialement bon, mais pourquoi en avoir acheté pareil stock ? A 3.60 US$ / pièce, ça a coûté 250 000 US$ à la Sabena !"

"Idem pour des cartes de débit de 25 à 100 US$, mises à la disposition d'hommes d'affaires qui auraient perdu leurs valises : il en reste pour 220 000 US$, prépayées alors qu'elles ne valent qu'avant une échéance déterminée!"

"J'ai aussi découvert 9000 kits pour passagers dont le vol est annulé. Les kits pour hommes reviennent à 5.50 US$ et ceux pour femmes, à 6 US$ l'unité. Tout cela a déjà été payé, mais n'aurait été utilisé que dans plusieurs années !…"

Autre exemple, ces défibrillateurs anti-crise cardiaque de 100 000 FB / pièce. On en a acheté une pléthore pour deux ou trois utilisations par an…

Catering en perdition

Le catering a également connu une dérive qui vaut malheureusement son pesant d'or. L'un des trois patrons d'AMP, M. Philippe Bruguisser, n'était autre que l'ancien CEO de Gate Gourmet. Il venait d'en faire la seconde compagnie mondiale dans ce secteur avant d'être embauché par Swissair. L'ensemble des contrats de catering est donc passé à Gate Gourmet. "Maintenons quand même notre collaboration, à certaines escales, avec des firmes dont nous sommes contents sur le plan qualité/prix, ça ne pourra que faire jouer la concurrence en notre faveur", lui a-t-on objecté. M. Bruguisser n'a rien voulu entendre. Et les factures ont commencé à s'envoler.

Du nettoyage des napperons ornant les plateaux de repas en business (prix multiplié par quatre) aux fréquentes sur-livraisons de repas, en passant par des lots "de 100 bouteilles de Champagne" qui n'en contenaient que 92, rien ne devait inquiéter les Belges "puisqu'ils ne payaient pas grand chose"…

On reste quand même interloqué : ces managers aux dents longues sont rôdés aux négociations les plus serrées (notamment avec les personnels), mais quand on leur livre 200 repas au lieu des 140 commandés, il ne leur vient à l'esprit ni de protester, ni de renvoyer l'excédent à l'expéditeur ni surtout de refuser de payer !…

"J'ai découvert cela récemment, en travaillant pour la curatelle", avance M. Lindekens. On lui aurait caché ces pratiques alors même que beaucoup se développaient dans sa zone de compétence, aux Etats-Unis.

"Agents de contrôle en nombre insuffisant vu les compressions de personnels", répond le témoin, pour qui on s'est comporté chez Swissair "comme à l'armée : quiconque disposait d'un budget estimait devoir l'épuiser - comme bon lui semblait - pour en obtenir la reconduction l'année suivante".

Pourtant, d'après des équipages rencontrés lors de l'audition parlementaire "Sabena" que j'ai organisée en janvier, de nombreux rapports (tantôt inquiets, tantôt scandalisés) ont été communiqués par intranet à leur hiérarchie à propos de ces irrégularité. Echo en haut lieu de ce travail scrupuleux ? Quelques haussements d'épaules de responsables qui ont cru les avoir assez larges pour passer outre…

… Jusqu'au retour mi-2001 à la case départ : à peine deux ans et demi après sa création de l'AMP, le nouveau Numéro Un de Swissair, M. Mario Corti, décide son démantèlement (donc la re-séparation des deux compagnies). A cette époque, 88 % des recettes de Sabena sont sous le contrôle de Swissair et la compagnie belge a dû se défaire de beaucoup de ses ressources humaines.

Qui bénéficie du doute ?

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'après les lyriques professions de foi des ministres Daems et Verhofstadt sur les vertus de la gestion par le privé, ce type de témoignage fait un peu tache.

Le bénéfice du doute à Swissair et au gouvernement belge ? Pas dans un contexte où aujourd'hui comme hier, avec un peu de volontarisme, il y aurait moyen de lever ce doute. Pas non plus tant que ce doute (effectivement bénéfique pour quelques-uns), 17000 familles victimes de la faillite en font les frais.

Voilà l'enjeu des prochains mois. Pour le pouvoir judiciaire saisi de diverses plaintes comme pour le Parlement qui enquête (malheureusement en sous-effectif ce vendredi encore : 7 députés présents sur 15, alors que je n'ai toujours pas le droit d'interroger les témoins).




Carnet de vol d'un passager clandestin - 3
Alors qu'il a pesé au moment crucial en faveur de l'achat des Airbus, l'ancien ministre plaide "irresponsable". (23.10.02
)

Un p'tit bonbon de cet ' "irresponsable":



Commission d'enquête 'Sabena -Carnet de vol d'un passager clandestin (3)
Alors qu'il a pesé au moment crucial en faveur de l'achat des Airbus, l'ancien ministre plaide "irresponsable".


Vincent Decroly, 23 octobre 2002.

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Ministre des Communications lors de l'achat des 34 Airbus qui s'est avéré mortel pour la Sabena, Michel DAERDEN (PS) plaide "irresponsable". "N'essayez pas de m'imputer un rôle que je ne pouvais pas tenir vis-à-vis de la Sabena". Compétent politiquement (le dossier Sabena était un dossier majeur de la politique belge des communications), mais impuissant juridiquement! Dans l'étroit couloir qu'il a emprunté lors de son audition de ce matin, c'est entre ces deux balises que l'ancien ministre a navigué. Non sans certaines ambiguïtés remarquables sur cette manière très particulière d'exercer le pouvoir sans endosser de responsabilités.

Expliquant sa politique aéronautique et son action dans le dossier Sabena, Monsieur DAERDEN est passé plusieurs fois d'un non-interventionnisme "de bon aloi" à l'exercice actif de sa responsabilité ministérielle. Il s'en est expliqué en fonction de critères de conduite personnels guère convaincants.

Non-interventionnisme : "J'ai hérité d'un accord-cadre préparé et signé par mon prédécesseur à la tête du département, Monsieur DI RUPO. Ma mission principale résidait dans la déclinaison juridique et la concrétisation de cet accord. Nous étions donc en régime de croisère et je m'en tenais à une information a posteriori, du type de celle qui était communiquée à mon cabinet (ou, plus épisodiquement, à moi-même) par les administrateurs belges. Mais en dehors de périodes de crise, je m'en suis tenu à cela."

Reste à savoir ce que l'ancien ministre fédéral, le plus important représentant de l'actionnaire majoritaire de la Sabena, considère comme "une période de crise". Et là, manifestement, on arrive dans un certain brouillard.

Laisser faire, laisser passer

Ainsi, concède-t-il qu'il est effectivement intervenu au cours des négociations sur le renouvellement de la flotte. Par exemple pour obtenir, dit-il, des garanties d'emploi au bénéfice de Sabena Technics, la filiale spécialisée dans la maintenance des appareils - "Que voulez-vous, j'avais le syndicat à ma porte, la grève menaçait et ça allait être l'enfer". Il ne nie pas non plus qu'il a soutenu contre vents et marées un réviseur d'entreprise affecté au contrôle des comptes de la Sabena - l'un de ses anciens stagiaires à l'époque où il exerçait lui-même cette profession - un problème si "critique" ?

Mais quid au cours de la période où se préparait l'hallucinante décision de renouvellement et d'extension de la flotte par l'achat de 34 Airbus ?

"J'ai bien assisté à la présentation des arguments en faveur de cette décision, j'ai souvenir de beaux slides, on m'a parlé du nombre de sièges, des caractéristqiues des appareils, etc. Il était question alors de l'acquisition de 17 Airbus, 17 autres étant encore en négociation...".

Expert financier de son état, le ministre a-t-il alors allumé le feu rouge de l'actionnaire majoritaire ou, au moins, le feu orange clignotant du gouvernement?

"Pas du tout. J'étais déjà bien content qu'on m'informe. Si vous saviez combien de fois les responsables de Sabena m'ont opposé le secret des affaires ou la vie privée de l'entreprise alors que je cherchais désespérément à m'informer sur l'évolution de certains dossiers!" Expert financier et socialiste, le ministre laisse faire, laisse passer.

Et d'enfoncer le clou, subitement résigné : "De toutes façons, ces décisions n'étaient nullement de mon ressort : juridiquement, elles relevaient des administrateurs et non de l'actionnaire majoritaire de la Sabena. Si des administrateurs avaient fait usage de la clause du conflit d'intérêt, par laquelle une décision controversée peut être renvoyée à l'assemblée générale des actionnaires, il en aurait été autrement - mais jamais il n'ont actionné ce mécanisme".

Tout est dans le subliminal

Réponse ultra-formaliste, qui fait l'impasse sur au moins trois réalités.

Primo, revenons sur ce découplage entre l'actionnaire majoritaire de la Sabena (l'Etat, incarné par le gouvernement et son ministre des Communications) et les administrateurs belges de l'entreprise. S'il est exact sur papier, ce distinguo ne peut masquer les rapports étroits entretenus par ces administrateurs et les cabinets ministériels (notamment socialistes) qui les avaient désignés (quand ils n'en étaient pas purement et simplement issus). Plusieurs administrateurs belges ont d'ailleurs fait état, de façon convergente, "de recommandations reçues d'en haut" pour "qu'on ne gêne pas les Suisses".

Secundo, si elle repose bien sur une notion de droit des sociétés, la clause du conflit d'intérêts est très rarement utilisée. Sa non-activation par les membres belges du CA est un peu trop commode pour justifier sa passivité ministérielle à un moment-clé.

Enfin - et surtout -, en octobre 1997, trois semaines avant la décision qui allait s'avérer l'une des causes les plus déterminantes de la mort de l'entreprise, ce ministre si respectueux des formes juridiques se fend d'une lettre aux présidents de la Sabena (M. CROES) et de Belairbus (M. JACQUEMIN) ainsi qu'au PDG de la compagnie (M. REUTLINGER). Il veut manifestement leur donner tous apaisements quant au bon choix à venir des administrateurs belges en faveur d'Airbus : "je n'imagine pas que les administrateurs n'aient pas conscience de l'importance, pour l'économie belge et pour l'emploi, du choix en faveur des programmes d'Airbus". Même si un autre passage du courrier rappelle la souveraineté du CA sur cette décision, cette missive de l'actionnaire majoritaire en chef qu'était Michel DAERDEN était "du beau travail". C'est en tout cas ce qu'il se plaît à souligner, inexplicablement goguenard.

Tout est effectivement dans le subliminal, dans cette manière d'écrire des choses sans avoir l'air de les écrire, de prendre des airs béats pour faire passer des décisions malignes - comme dans cette façon cynique de se rengorger et de faire rire trop de commissaires sur cet exercice de basse voltige typiquement politicien.


Carnet de vol d'un passager clandestin - 4
Verhofstadt: "La faute aux Suisses, la faute à l'Europe ..." (08.11.02)


Commission d'enquête 'Sabena' - carnet de vol d'un passager clandestin (IV)
M. VERHOFSTADT: "LA FAUTE AUX SUISSES, LA FAUTE A L'EUROPE ..."
Le Premier ministre est le plus haut responsable du gouvernement. A ce titre, c'était l'actionnaire majoritaire en chef de la Sabena. Pourtant, M. VERHOFSTADT s'est défaussé cet après-midi sur "les Suisses" et "les directives européennes de libéralisation du transport aérien". A l'entendre, si les premiers s'étaient comportés honnêtement et si les secondes avaient permis au gouvernement belge d'investir encore dans la Sabena, le crash du 7 novembre 2001 aurait pu être évité... Vraiment ?


Vincent Decroly, 08 novembre 2002.

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C'est en tout cas ce qui ressort des réponses de M. VERHOFSTADT aux députés de la commission d'enquête qui, en phase de finalisation du rapport de leurs travaux, l'ont évidemment interrogé sur sa version des faits et la part de responsabilité qu'il était prêt à endosser.

Sans surprise après la succession de plaidoyers en défense des derniers jours, le Premier ministre a renoué avec l'air connu de "la responsabilité collective", y englobant, bon prince, celle "du monde politique". Ainsi, a-t-il précisé qu'à l'époque où il siégeait dans l'opposition avec ses amis libéraux, "ils n'avaient peut-être pas été assez critiques" - "pas assez durs", faut-il sans doute comprendre, malgré ses démentis, dans l'exigence que l'Etat se désengage au plus vite d'une entreprise considérée comme un vestige de l'Etat-Providence.

Son chef de cabinet, M. Luc COENE, avait exprimé tout haut ce matin la pensée que son patron n'a pas assumée devant les Sabéniens venus en nombre (mais mal accueillis). "De quoi l'actuelle majorité a-t-elle hérité ? D'une société qui n'avait jamais dégagé de bénéfices au cours de ses 77 ans d'existence, qui s'était largement endettée et avait développé une mentalité d'assistée par trop dépendante des budgets publics".

Fuites en avant

Le paradoxe, c'est que tout le discours du Premier ministre a confirmé que la gestion du dossier par le gouvernement a elle-même consisté à rendre la compagnie de plus en plus... dépendante de son actionnaire... minoritaire !

Une succession de fuites en avant vers plus de dépendance et, même après la découverte de la mauvaise santé financière de Swissair, un acharnement aveugle pour obtenir que la compagnie helvète en déroute assume ses engagements vis-à-vis de la Sabena...

M. VERHOFSTADT, qui avait des amis au coeur du CA, n'a-t-il pas perçu plus tôt ce que des membres "sans grade" du personnel de la compagnie observaient depuis des mois, à savoir que la loyauté des Suisses vis-à-vis de la Sabena n'était que du vent ?

Il affirme que non, mais c'est bien difficile à croire. Dès le 19 février 2001, une note du chef de cabinet de Johan VANDELANOTTE, M. Janie HAEK - par ailleurs administrateur de la Sabena -, indique en termes effrayants de lucidité, que "la lune de miel est terminée et que les Suisses songent à un divorce". A cette époque, la recherche d'un partenaire complémentaire se serait peut-être avérée moins difficile que dans l'après-11 septembre, mais M. VERHOFSTADT déclare la main sur le coeur qu'il n'a pas eu connaissance de cette évaluation de M. HAEK.

A quoi sert-il de tenir chaque semaine un comité ministériel restreint ("kern", composé des Vice-premiers ministres et du Premier ministre) si ce type d'information stratégique n'y circule pas ?

Au printemps 2001, le cabinet d'avocats MEYERS, conseil du gouvernement sur le dossier Sabena, envoie une note circonstanciée au Premier. Les résultats de Swissair se dégradent et elle a commencé à se dégager d'autres alliances aréronautiques. Le gouvernement français exerce des pressions plus intenses sur les Suisses pour en obtenir rapidement des dédommagements. La Sabena risque de passer après, donc d'en faire les frais. Nouveau signal d'alarme donc, mais qui ne dessille pas les yeux des ministres. Ils maintiennent la stratégie de dépendance vis-à-vis de l'actionnaire minoritaire qu'ils veulent voir monter en puissance au sein de l'actionnariat, à hauteur de 85 % du capital. Maître MEYERS recommandait, lui, d'arrondir les angles quant à l'aspect juridique du respect de cet accord. Au vu de courriers envoyés par Swissair au Premier ministre, il était en effet devenu perceptible (sinon clair) que les Suisses ne voulaient plus de cette convention. Et le cabinet d'expert suggérait de rechercher un partenaire industriel complémentaire.

Inébranlable credo

Au lieu de cela, le gouvernement s'enfonce dans le projet d'arrimer définitivement Sabena à Swissair - "15 % de participation gouvernementale auraient suffi à garantir le sauvetage des emplois à Zaventem", a déclaré M. Janie HAEK sans craindre le rapprochement avec la catastrophe à laquelle même 50,5 % d'actionnariat "arc-en-ciel" ont conduit !...

Au grand dam de Rik DAEMS, ministre en charge du dossier, mais court-circuité, MM. VERHOFSTADT et VANDELANOTTE élaborent même une stratégie politico-judiciaire qu'il croient fine vis-à-vis du groupe suisse. Des contacts personnels secrets sont pris avec M. Mario CORTI, Numéro un du S-AIR Groupe, en parallèle avec une action en justice lancée contre le même. Cela débouche sur l'accord de l'Hôtel Astoria, où les deux ministres achèvent de jeter la Sabena dans la gueule du loup...

L'essentiel est probablement, même s'il s'en défend, dans la foi libérale du Premier ministre : "ma conviction personnelle, c'est que pour le siècle à venir, l'aéronautique civile fonctionnera mieux dans un cadre privé que dans un cadre public".

C'est cet inébranlable credo qui alimente son enthousiasme un peu béat pour la SN Brussels Airlines. Est-il si sûr que les vertus du privé la conduiront beaucoup plus loin que Delsey Airlines hier et la Sabena avant-hier ?

C'est aussi cette croyance qui explique l'incroyable "laisser-faire" ("ne pas gêner les Suisses", "conformer la Sabena au marché"...) qui caractérisa le comportement de l'actionnaire majoritaire de la Sabena pendant plusieurs années.

Quant à l'Europe, il est étonnant que le Premier ministre libéral invoque sa réglementation au chapitre des responsabilités. La Commission européenne interdit depuis 1991, c'est exact, l'intervention publique dans le financement de compagnies aériennes - sauf à hauteur maximale de 40 %, le privé assurant le reste.

Non seulement le libéralisme dont M. VERHOFSTADT fut l'un des porte-étendard au cours des années 80 est précisément à la base de cette évolution. Mais en outre, l'Europe n'est pas un corps étranger aux gouvernements qui la composent et Monsieur VERHOFSTADT en a même assumé la présidence six mois durant, de juillet 2001 à janvier 2002..

A cette époque, impulser à l'échelon européen un examen de conscience sur les drames sociaux qui se succédaient dans l'aéronautique aurait peut-être pu prévenir la catastrophe. Et le Premier ministre belge était en position optimale pour prendre une telle initiative.

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