14 mai 2008

« BHV est un diamant pur ; qui demande sa scission doit mettre le prix »

La scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde empoisonne toujours la vie politique belge. Nombreux sont les citoyens qui affichent leur ras-le-bol et demandent qu’on en finisse avec ce dossier…
Cette attitude, illustrée notamment par le dessin de Kroll dans Le Soir de mardi, est compréhensible. Mais elle méconnaît les perspectives à très long terme. Qui peut exclure l’éclatement du pays dans les 20 ans à venir ? Plaçons-nous au niveau du droit international public : comment sont fixées les frontières d’un nouvel État ? On applique généralement le principe de l’uti possidetis, ce qui veut dire « tu posséderas comme tu as possédé ». En d’autres termes, une entité, lorsqu’elle devient indépendante, conserve le territoire qu’elle possédait auparavant. Ce principe a été appliqué en Amérique du Sud, lors de l’accession à l’indépendance des anciennes colonies espagnoles et portugaises à la fin du XIXe siècle. Il a ensuite été appliqué d’une manière parfaitement rigoureuse en Afrique, lors de la grande vague de décolonisation des années 1960, au Proche-Orient, où les frontières, de la Syrie ou de l’Irak par exemple, respectent celles des anciens protectorats, et en Asie. Lors de la désintégration de l’Union soviétique, l’on s’est posé la question de savoir si ce principe, qu’on pensait initialement uniquement applicable dans le cas de la décolonisation, pouvait également s’appliquer en Europe. Et on a répondu positivement : les territoires des nouvelles entités issues de l’URSS
sont identiques aux frontières administratives internes soviétiques. La communauté internationale est très attachée à ce principe, extrêmement stabilisateur – vous avez une prévisibilité totale des frontières –, même s’il peut être parfaitement injuste. Il a été appliqué en Tchécoslovaquie. Et aussi en ex-Yougoslavie, à la demande du Conseil de l’Europe, dont la Belgique.
Quelle importance l’uti possidetis a-t-il pour nous ?
BHV est non seulement un arrondissement électoral pour la Chambre, mais en est aussi un pour le Sénat et un pour le Parlement européen. Et, à côté de ces « triplés » de BHV, il y a un « cousin germain » : l’arrondissement judiciaire de Bruxelles. Vous avez là quatre techniques de « pont » qui enjambent la frontière linguistique et qui rendraient, dans le cas d’une éventuelle scission du pays, l’application de l’uti possidetis est plus difficile : on pourrait argumenter que l’existence des trois « triplés » de BHV et de leur « cousin germain » atténue le caractère tranché et définitif des frontières linguistiques.
La Cour constitutionnelle constate simplement que l’existence de l’arrondissement de BHV pour l’élection à la Chambre pose problème et exige qu’une solution soit trouvée, sans demander la scission. Rien de plus…
Exact. Mais si vous scindez BHV pour la Chambre, comme le demandent les partis flamands, quelles raisons allez-vous invoquer pour maintenir BHV pour le Sénat et pour les élections européennes. Les partis flamands exigent aussi la scission de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles. Si les francophones abandonnent ces quatre techniques de pont, il leur sera difficile de prétendre, plus tard, que l’uti possidetis ne pourrait pas s’appliquer pour aligner d’éventuelles frontières d’État exactement sur les frontières linguistiques – donc régionales.
En cas d’éclatement du pays, ne serait-il pas logique de consulter la population, notamment en périphérie, pour lui demander auquel des nouveaux États elle souhaite être intégrée ?
C’est l’un des trois arguments parfois mis en avant – erronément à mon sens – dans le but de contrer l’application de l’uti possidetis, même si les arrondissements électoraux de BHV et l’arrondissement judiciaire de Bruxelles étaient scindés. Le premier argument consiste à dire que l’application de l’uti possidetis serait à exclure car il mènerait à la création d’enclaves : Fourons, Comines-Warneton et, le cas échéant, Bruxelles . Cet argument est inopérant : lors de l’éclatement de l’URSS, la Russie a conservé la souveraineté sur l’enclave de Kaliningrad, qui n’a pas été intégrée à la Lituanie. Selon un deuxième argument, également invoqué à tort, la présence de minorités linguistiques empêcherait l’alignement d’éventuelles frontières d’États sur les frontières régionales. Cet argument vise essentiellement la périphérie bruxelloise. Mais il ne tient pas. Le cas de la Crimée l’illustre très bien. Cette péninsule est peuplée par une majorité russophone mais faisait partie, du temps de l’URSS, de la république soviétique d’Ukraine. Après l’éclatement de l’URSS, la Russie a revendiqué la Crimée sur base de cet argument linguistique. Or, le Conseil de sécurité des Nations Unies a rejeté cette prétention : la Crimée fait donc définitivement partie de l’Ukraine. Troisième argument invoqué : la
consultation des populations concernées. Ici aussi, il convient d’arrêter de rêver : le droit international est pour l’essentiel parfaitement insensible à ce genre de techniques.
Le droit international ne consacre-t-il pas le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ?
Ce principe a une portée extrêmement réduite et vise essentiellement des situations d’oppressions violentes ou l’aspiration à la décolonisation. Il ne serait en aucun cas applicable à la périphérie. Par ailleurs, il existe en matière de consultation populaire, un précédent belge, très défavorable à l’idée des consultations : la consultation populaire des habitants de Fourons menée par conseil provincial de Liège en 1962, deux semaines avant la promulgation de la loi qui transférait les Fourons à la Flandre. À 93 %, les habitants de Fourons ont exprimé leur volonté de rester à Liège. Mais la loi a tout de même été promulguée. En cas d’éclatement du pays, la communauté internationale serait sans doute très attentive à ce précédent belge. Il pourrait à bon droit être invoqué par l’État flamand pour ne tenir aucun compte du résultat d’une consultation populaire organisée en périphérie ou ailleurs.
Qu’en concluez-vous ?
Que scinder BHV, ce n’est simplement priver quelques milliers de francophones de la périphérie du droit de voter pour un parti francophone et de plaider les affaires civiles en français. Que BHV est au contraire le dernier élément juridique qui permettrait, le cas échéant, aux francophones de renégocier un tracé frontalier éventuel dans 10 ou 20 ans. C’est donc un élément essentiel, pour ainsi dire un diamant pur. À l’instar de celui qui désire acquérir un diamant, celui qui demande la scission de BHV doit donc être prêt de mettre de très sérieuses contreparties sur la table.
Christian Behrendt Professeur de droit constitutionnel comparé et de théorie générale de l’Etat à l’Université de Liège

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