"Vous parlez français ? - Neen."
Quand le train de banlieue s'ébranle en direction de Hal ("Halle" en flamand), quelques tags défilent sur les murs de la gare de Bruxelles-Midi, tels des SOS solitaires dans une Belgique au bord de l'explosion : "Soyons différents, restons unis." La belle affaire ! A Hal, jolie ville de 35 000 habitants située en Flandre, juste à la frontière linguistique et dans cette fameuse périphérie de Bruxelles que les Belges appellent "BHV" (Bruxelles-Hal-Vilvorde), le conseil communal a mis les points sur les "i" : tout écriteau en français est prié de disparaître de la voie publique.
Des entreprises de travaux communaux affichaient leurs panneaux en deux langues, français et néerlandais, voire en français tout court. "Déviation" au lieu de "Omlegging", par exemple. Un réflexe naturel dans cette banlieue flamande de Bruxelles, officiellement néerlandophone, mais bilingue de fait, et peuplée d'au moins 15 % de francophones.
Hal ne fait pas partie des six "communes à facilités" de la périphérie bruxelloise, situées en Flandre et tenues d'accorder des facilités linguistiques aux minorités francophones. "Ces panneaux en français nous valaient des réactions de mécontentement", explique Dirk Pieters, bourgmestre (maire) de la ville. En septembre, le conseil municipal a décidé à l'unanimité de remplacer chaque inscription en français par un panneau en néerlandais.
Demandez en français le bureau du bourgmestre, à la maison communale de Hal. La dame de l'accueil vous répond longuement en flamand, à renfort de grands gestes inutiles. "Vous ne parlez pas français ?", s'étonne-t-on. "Neen" (non). On insiste : "Vous ne parlez pas français, ou vous n'avez pas le droit de le parler ?" Une longue phrase en flamand, des gestes.
Le bourgmestre vient à sa rescousse, cordial, dans un français parfait. "Théoriquement elle n'a pas le droit, en effet." Il rappelle la loi belge dite "sur l'usage des langues" : dans l'administration et les bâtiments publics, on parle néerlandais en Flandre, français en Wallonie, les deux à Bruxelles, et enfin allemand dans la région située à l'est du pays. La décision de retirer les inscriptions en français, explique-t-il comme à regret, n'est donc "qu'une simple application du droit".
A Hal, l'application du droit se visite. Promenez-vous dans cette ville pleine de commerces où adorent flâner Bruxellois et Wallons voisins. Vous ne verrez plus un mot de français : la mairie a recommandé aux commerçants de supprimer cela de leurs vitrines. Douce "recommandation" qui, non suivie, leur vaudrait tout de même 250 euros d'amende. On ne verra donc plus "soldes", mais seulement "solden" ou... "sales", puisque certains esprits malicieux feignent d'avoir compris que le mot anglais n'était, lui, pas interdit. C'est le cas de Serge Hulsmans, un commerçant à la double origine néerlandophone et francophone : "Cette démarche est ridicule. Près de la moitié de mes clients sont francophones."
Franchissez maintenant le seuil de l'Athénée royal de Hal, établissement scolaire public - donc flamand. Dans la cour de récréation, celui qui s'avise de parler français à son copain est puni. Comme un quart des élèves sont francophones, les punitions tombent tous les jours : elles consistent à faire des exercices de néerlandais, à nettoyer la cour ou à aider les plus petits à la cantine. Quant aux nombreux parents francophones qui préfèrent envoyer leurs enfants à l'école flamande, afin de les rendre bilingues et parce que le niveau des écoles flamandes est réputé meilleur, qu'ils n'espèrent pas un tête-à-tête en français avec un professeur. Tant pis pour ceux qui, marocains, cambodgiens, français ou belges maîtrisant mal le néerlandais, ne peuvent pas comprendre les difficultés de leur enfant : les professeurs n'ont pas le droit de s'adresser à eux en français.
Dans l'établissement, cette question est un sujet de débat infini : peut-on s'autoriser, dans certains cas, une entorse à la règle ? La directrice de L'Athénée, Patricia Van Eekenrode, se veut ouverte. "Je dis aux professeurs : mieux vaut parler néerlandais, mais soyez souples. Le message est plus important que la langue utilisée." Plus intransigeant, le secrétaire de la "Middenschool", Dirk Uytterschout, a hésité longtemps avant de daigner nous répondre en français. "On est obligé d'être strict. Ici, c'est toujours une lutte pour ne pas voir disparaître notre langue. Et si trop d'élèves parlent mal néerlandais, le niveau de l'école flamande baisse fatalement." Une mère francophone a retiré son fils de l'établissement. Et traité la directrice de "raciste linguistique".
Côté flamand, l'application du droit se radicalise à l'extrême. En particulier dans cet arrondissement bizarre qu'est BHV, noeud stratégique des tensions actuelles. Bruxelles s'étend, jusqu'à se confondre dans la couronne de communes flamandes qui l'entoure. Majoritaires en Belgique (60 %), les néerlandophones sont très minoritaires à Bruxelles (20 %). Les nombreux habitants de la capitale qui viennent s'installer en banlieue importent avec eux ce que les Flamands voient comme une menace : la langue française. Un poids lourd face au néerlandais, soutenu par seulement 16 millions d'habitants aux Pays-Bas, 6 millions en Flandre et 150 000 à Bruxelles (sans compter les quelques milliers de néerlandophones du nord de la France).
Les Flamands en ont marre. Même le roi des Belges, qui est aussi le leur, ne parle qu'approximativement leur langue, pourtant officielle dans le pays. Les hommes politiques flamands savent tous s'exprimer en français, alors que la plupart de leurs homologues francophones ne se risquent pas au néerlandais. En Flandre, l'apprentissage du français est obligatoire en première langue alors que les élèves wallons ont, eux, le choix entre l'anglais et le néerlandais. Les Flamands trouvent normal de parler français en Wallonie, les Wallons font rarement l'effort en Flandre. Dans la périphérie bruxelloise, s'indigne Mark de Mesmaeker, échevin (adjoint au maire) de Hal, " les services d'urgences médicales sont francophones. Les médecins ne savent pas interroger les Flamands dans leur langue. L'autre jour, une femme est morte parce que les ambulanciers sont arrivés trop tard : au téléphone, ils ne comprenaient pas l'adresse en néerlandais."
La frustration linguistique est déterminante dans les derniers coups de force des politiques flamands et dans la crise qui place la Belgique, depuis plus de cinq mois, sans gouvernement fédéral. Elle s'ajoute au sentiment de revanche, déjà ancien, d'une Flandre devenue économiquement supérieure à la Wallonie. En jouant sur les susceptibilités et les symboles, les politiques font monter la fièvre. Les habitants ne se retrouvent pas dans ces batailles. Fatiguée par les interdits, Sandra Zalamema, francophone, a retiré ses enfants de l'école flamande et ne veut plus faire ses courses à Hal. "Je suis fâchée."
La moitié des Flamands ne soutiennent pas la séparation de la Belgique. Mais tous critiquent ceux, parmi les francophones, qui se comportent chez eux en terrain conquis. Et revendiquent "un peu de respect pour notre langue".
Raoul, un menuisier francophone de Hal, n'est pas seul à le comprendre : "Ils sont chez eux, je suis chez eux. La langue officielle est le néerlandais. La parler est bien la moindre des politesses !" Attablé dans le même bistrot, Kris, néerlandophone, l'approuve. "Pourquoi devons-nous toujours faire l'effort de parler français chez nous ? Je sais faire la différence : à un Français, à un Marocain, je réponds toujours volontiers en français. A un Belge, je parle en néerlandais. Et s'il me dit qu'il ne comprend pas ma langue, je lui dis : "Eh bien, je vais vous aider à l'apprendre.""
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