19 novembre 2007

« La Belgique peut se permettre une crise »

NI LES EXPORTATIONS, ni les investissements étrangers ne sont affectés. Mais le doute s’installe lentement. Enquête.
A l’étranger, les manifestations et disputes politiques sont parfois amplifiées, mais pas au point d’affecter l’économie belge.

La Belgique va-t-elle exploser ? », demandait, en début de semaine, mi-amusé, mi-grave, un ambassadeur en poste à Bruxelles à un personnage de la sphère économique belge dont le diplomate avait sollicité l’éclairage. Des paroles non des actes. Des questions plus que des craintes. Des incompréhensions surtout. Les anecdotes du type « J’ai dû rassurer mon patron américain qui croyait que le pays était à feu et à sang » circulent mais la déliquescence commerciale du royaume n’est pas encore enclenchée.
« La faiblesse du dollar par rapport à l’euro préoccupe davantage les entrepreneurs belges orientés vers l’exportation », note Paul Soete, administrateur-délégué d’Agoria, la fédération belge de l’industrie technologique. « Il y a, certes, dans le climat international un grand souci par rapport au futur de la Belgique mais l’économie est protégée par l’Europe : l’euro, les taux d’intérêt créent un environnement stable. Autrement dit, la Belgique peut se permettre de s’offrir une crise, de discuter de principes sans affecter ses revenus. »
Philippe Suinen, patron de l’Awex, l’Agence wallonne à l’exportation, appuie. « Les clients des entreprises belges à l’étranger ne s’inquiètent pas. Ils s’intéressent au produit et à sa qualité et le climat politique n’a pas d’influence là-dessus. »
Sentiment identique côté flamand. « Nous avons fait le tour de nos 80 attachés à l’étranger, et pour les acheteurs de produits belges, il n’y a pas de souci, dit Marc Vanderlinden, collaborateur à la direction générale de Flanders Investment and Trade, l’office flamand des exportations et investissements. Les gens savent que nous ne sommes pas une dictature et que les frontières ne vont pas se fermer du jour au lendemain. Il y a bien quelques questions informelles au cours des réceptions, mais cela ne va pas plus loin. »
Les exportations restent donc actuellement saines. Mais qu’en est-il des investissements étrangers en Belgique ? Pas de drame dans ce domaine non plus. « Nous ne constatons pas de ralentissement dans les dossiers d’investissements étranger en Wallonie », poursuit Philippe Suinen.
Même sentiment en Flandre, mais aussi à Bruxelles. « Côté importation, on ne note pas trop de problème. En revanche, dans le chef des entreprises qui avaient potentiellement décidé de s’installer chez nous, on constate un retard mais pas à cause de la crise proprement dite mais plutôt à cause de l’incertitude qu’elle implique pour l’impôt des sociétés. » explique Olivier Willockx, administrateur-délégué de « Brussels entreprises commerce and industry » (Beci), la chambre de commerce internationale de Bruxelles.
Un bémol toutefois, dans ce concert de propos apaisés : la Chambre de commerce américaine de Belgique, l’Amcham, est plus alarmiste. « Nous ne pouvons le prouver, mais nous avons de forts soupçons que des entreprises américaines n’ont pas investi en Belgique à cause des incertitudes politiques, dit Marcel Claes, l’administrateur délégué de l’Amcham. Entre la Belgique et les pays voisins, il n’y a pas de grande différence, alors un petit handicap, comme l’incertitude politique, peut faire pencher la balance pour ces pays limitrophes. »
Un autre indice utile pour mesurer une éventuelle défection de l’investissement en Belgique, c’est l’immobilier. « L’impact est difficile à mesurer. Des clients hésitent pour leur quartier général mais je n’ai pas encore entendu de véritable renoncement », explique Jef van Doorslaer, qui dirige le département de recherche du promoteur immobilier Cushman & Wakefield Belgique.
Eric Verlinden, administrateur-délégué de Trevi, un groupe de conseils en immobilier, perçoit, lui, un attentisme « Les investisseurs attendent, on sent qu’il y a une décélération du côté des entreprises. Pour ce qui est des particuliers, dans le segment résidentiel, il n’y a d’impact notable si ce n’est dans les communes à facilités de la périphérie bruxelloise où on remarque un véritable coup d’arrêt : les gens attendent de voir vers où on va. Mais c’est un épiphénomène ».
L’économie belge n’est donc manifestement pas en train de couler. Mais c’est notamment au prix de gros efforts de communication côté belge. « Il est clair que la situation est perçue comme étant exagérément négative à l’étranger, du moins plus dramatiquement qu’en Belgique, poursuit Olivier Willockx. Des chefs d’entreprise doivent expliquer à leurs clients que nous ne sommes pas en guerre civile. »
La persistance de la crise et sa forte médiatisation ne risquent donc pas d’arranger cet aspect, qui frappe particulièrement la Wallonie. « Je suis un peu inquiet, car je vois de plus en plus d’articles à l’étranger présentant la Belgique à deux vitesses, avec une Flandre riche et une Wallonie pauvre. C’est une situation qui ne reflète plus la réalité et qui pourrait pénaliser les investissements au sud du pays. », dit Philippe Suinen.
Et tous nos interlocuteurs le concèdent : si la situation n’est pas dramatique, elle pourrait le devenir, si le différend politique devait s’éterniser.



« Les gens sont inquiets »
Les immeubles ne baissent pas pavillon… Au contraire : le noir-jaune-rouge pavoise. La Toile fait office de caisse de résonance belgo-belgicaine. Et voilà maintenant que l’on descend dans la rue derrière l’étendard Belgique. Mobilisés, les sujets de Sa Majesté ? Difficile à dire. La longueur du cortège dominical en offrira un indice… Pour le reste, on suppute. Et on observe. Tel Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale à l’UCL.
Que traduisent ces éruptions spontanées de belgitude ?
Les gens mettent de plus en plus en avant un message de déception. Parce qu’ils considèrent qu’un certain nombre d’indicateurs montrent que le vivre ensemble n’est pas un problème insurmontable pour les citoyens. Et donc, ils ne comprennent pas pourquoi c’est si compliqué pour la classe politique et ils en viennent à considérer les politiques comme décevants et empêtrés dans leur propre jeu.
Déçus, donc, les Belges. Sans plus ?
Si. Ils sont aussi véritablement inquiets. Ils le sont en particulier par rapport à leur quotidien. Les gens voient en effet les problèmes très concrets s’accumuler. Je pense en particulier à l’augmentation de la facture de chauffage. Ou à la hausse générale du coût de la vie, avec une incidence très nette sur des produits de première nécessité, des aliments de base. Les gens sont confrontés de manière à tout cela ; ils ont l’impression que les acteurs de l’économie ou le monde de l’entreprise agissent à leur guise et qu’il n’y a plus d’arbitre, plus de gendarme, parce qu’il n’y a pas de gouvernement. Donc, les gens s’inquiètent, parce qu’ils constatent, jour après jour, que rien n’est fait pour gérer leur quotidien.
Voilà qui ne va pas réconcilier les citoyens avec la classe politique ?
C’est le moins qu’on puisse dire. Il y a un décalage très visible. Les gens ont l’impression d’avoir des intérêts très divergents de ceux des négociateurs. Qu’ils jugent par ailleurs peu soucieux de l’avenir du pays.
Comment qualifier cette inquiétude ? Vous rappelle-t-elle d’autres réactions de la population, en d’autres circonstances ?
La théâtralisation de l’actualité politique rend les citoyens très désemparés. Ils assistent en effet à une succession d’événements que l’on qualifie d’historiques parce qu’ils mettent gravement en cause les relations entre communautés. Cela ne peut que nourrir l’inquiétude. Mais on n’est pas dans le registre de la panique ni de l’émotion comme on a pu en observer lors d’événements ponctuels très importants, comme la mort de Joe ou l’affaire Julie et Melissa. Ces faits-là agissent comme des détonateurs et libèrent une réaction aussi forte que généralisée. Ce n’est pas du tout le cas ici. On est plutôt dans une sensation lancinante, parce que nourrie chaque jour par un nouvel élément.
Point de tristesse par rapport au sort de la Belgique donc ?
Non, pas du tout. De l’inquiétude, ça oui, de l’incompréhension. Et, chez certains, de l’irritation. Quelque chose comme : « Mais pourquoi faut-il que les négociateurs s’attardent autant sur ces difficultés alors que nous, citoyens, pouvons vivre, au jour le jour, ensemble ? » Cela, oui. Mais pas de tristesse, ni de sentiment d’avoir perdu ses repères.
L’inquiétude est-elle de nature à nourrir les rangs d’une manifestation de grande ampleur,
dimanche ?
C’est très difficile à prédire. Je m’interroge du reste sur ce qui rapproche les manifestants : autour de quel consensus s’accordent-ils, quel projet les soude ?
Si, d’aventure, la crise se prolongeait, les symptômes du mal des citoyens se multiplieraient-ils ?
Il y a effectivement un certain sentiment d’urgence : les citoyens veulent avoir des clarifications, sous peine de s’inquiéter davantage encore.
Et de le crier haut et fort ?
Nous n’avons pas, en Belgique, une tradition de régler les problèmes dans la rue ; dans notre pays les choses se font plutôt par la voie de la négociation. Je n’imagine donc pas a priori que l’on en arrive à des réactions musclées ou à des débordements.

Les francophones unis, et divisés
159 jours sans nouveau gouvernement. Déclaration commune minimum après une journée toute de désunion. Entre MR et CDH, c'est l'âge de glace.

Pour commencer : des preuves de la désunion entre les partis francophones ? En voulez-vous, en voilà…
Vendredi matin, Didier Reynders, président du MR, se livre dans La Libre Belgique à une attaque en règle contre son partenaire-négociateur dans l'Orange bleue, le CDH.
Le libéral soutient que si Yves Leterme est toujours formateur, alors qu'il n'a pas démontré grand-chose jusqu'à présent, on le doit d'abord à la famille social-chrétienne Nord-Sud, CD&V + CDH. Donc à Joëlle Milquet, pourtant baptisée « Madame non » par les médias flamands. Et tout cela a pour effet, entre autres, de barrer le chemin du « seize » à un francophone, à lui pour le coup, Didier Reynders, qui s'incline certes devant les choix opérés au Palais, mais en ces termes : « Je ne conteste jamais les décisions du Roi, en tout cas pas devant vous », lâchera-t-il vers midi devant les journalistes, après la réunion du groupe interparlementaire du MR.
Total : un décodage hyperréaliste de la situation politique qui tombe le jour où les partis francophones sont appelés – par le même Didier Reynders… – à se réunir pour parler d'une voix. Trash comme invitation !
Au CDH, on déguste. Au point que la participation des centristes-humanistes au « sommet » francophone du jour est mise en balance. Lequel sera programmé finalement à 16h30, à la Communauté française. Valse-hésitation. Car au boulevard de l'Empereur aussi, au PS, on s'interroge : comment sacrifier à l'unité francophone sans servir de marchepied au MR pour constituer son Orange bleue ?
L'on nous confie que… Elio Di Rupo et Joëlle Milquet se sont vus longuement, discrètement, vendredi après-midi, pour faire tourner ensemble les scénarios. Et accorder leurs violons en vue de la réunion convoquée par le président du MR, qui a la main au sud depuis son succès du 10 juin. Le duo à l'œuvre dans les gouvernements régionaux et de la Communauté française, depuis 2004, reconstitué pour l'occasion : une preuve encore que la confiance règne entre les partis francophones, comme entre ceux de l'Orange bleue.
Dans ses déclarations publiques au long de la journée, Joëlle Milquet n'aura de cesse de réprouver l'attitude de Didier Reynders : « Un peu de respect ne ferait pas de tort »… « Des propos à la télévision puis l'interview, ça commence à bien faire »… « Quand on lance une invitation, que l'on s'assure de jouer la cohésion et pas la division. Ce n'est pas vraiment ce que j'ai vu ce matin. »
Après 160 jours de négociations improductives au fédéral, les clivages politiques sont plus profonds qu'au lendemain du 10 juin : cela est vrai entre Flamands et francophones, comme entre les partis au sud du pays, les uns pressentis pour se hisser au pouvoir, les autres pour glisser dans l'opposition. Ce qui électrise l'ambiance, forcément.
Forcément aussi, les partis francophones s'entendront néanmoins sur un texte commun au terme de deux heures d'entretiens dans la « salle dorée » du parlement de la Communauté française, à Bruxelles. Une séance houleuse au début, lorsque Joëlle Milquet a, comme elle dira, « mis les points sur les i » face à Didier Reynders, puis glaciale, le temps de rédiger une déclaration commune minimaliste, délivrée vers 19 heures, en quatre points.
Un : les partis francophones se disent « indignés » de la décision du gouvernement flamand de refuser de nommer les bourgmestres de Linkebeek, Wezembeek et Crainhem. Un « déni de démocratie » – l'expression fait bondir au Nord –, certainement pas le « geste d'apaisement » attendu. Ils confirment leur « solidarité » à l'égard des élus, et s'engagent à prendre toutes les initiatives au plan national et international, juridiques notamment, pour les soutenir « en vue de leur permettre d'exercer pleinement le mandat qui leur a été confié par les électeurs ». Les communes bruxelloises et wallonnes sont invitées à manifester elles aussi leur solidarité.
Ceci, aussi : « Une solution concernant les bourgmestres devra faire partie de toute décision relative à la périphérie ». Notez bien : « solution ». C'est tout.
Point 2 de la déclaration commune : « Afin de restaurer la confiance, nous demandons à nos homologues du Nord de s'engager à trouver des solutions négociées dans le dossier BHV et à éviter toute prise de décision par des représentants d'une Communauté excluant l'autre communauté. » Tard dans la soirée, des observateurs flamands, à la VRT, décèleront dans ces quelques phrases une ouverture, croient-ils, à négocier la scission de l'arrondissement électoral !
Point 3 : les partis francophones vont « poursuivre la concertation pour préparer la définition de positions communes ».
Quatre : la commission Wallonie-Bruxelles, lancée par Marie Arena en septembre dernier, et qui sera présidée par Antoinette Spaak et Philippe Busquin, où doit se tenir le grand débat intra-francophone, débutera début décembre.
Auparavant dans la journée, Didier Reynders avait réitéré sa disponibilité à négocier une réforme de l'Etat qui permettrait de faire « évoluer la Belgique », qui n'est plus la « Belgique de papa ». Elio Di Rupo avait lancé devant un micro : « Les francophones ont reçu une gifle, deux gifles, ils ne vont quand même pas baisser leur pantalon ». Et Jean-Michel Javaux, d'Ecolo, avait ramassé : « On a fait une déclaration commune qui ne compromet pas l'avenir, quand il faudra trouver des solutions ». Trois commentaires au vol qui illustrent bien le zigzag francophone.

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