En Transnistrie, la grande Russie s'apprend dès l'école
Dans cette République autoproclamée de Moldavie, l'enseignement unique en cyrillique oeuvre à une véritable épuration scolaire.
Il est 13h 30 dans la bourgade de Grigoriopol, dans l'est de la Moldavie : l'école commence à l'arrêt de bus pour les enfants qui veulent étudier dans leur langue, écrite en caractères latins. Leur république autoproclamée de Transnistrie, qui occupe un mince ruban de terre à l'est de la Moldavie, a décrété que l'enseignement doit être exclusivement en russe, ou à la rigueur en moldave, mais transcrit en caractères cyrilliques. Au coeur de l'Europe, c'est une véritable épuration scolaire que mènent les autorités de Transnistrie, qui dirigent depuis 1991 un territoire de 4 200 km2 et de 500 000 habitants, avec la complicité de la Russie.
«Fatigués». A Grigoriopol, la plupart des familles se sont résignées et envoient leurs enfants à l'école russe, la plus belle et la mieux équipée. Mais une poignée d'irréductibles préfèrent encore prendre le bus tous les jours, faire une quinzaine de kilomètres et franchir la «frontière» de Transnistrie pour aller étudier dans l'école du village moldave voisin de Dorotcaia, qui leur accorde asile tous les après-midi. «Ici, j'apprends à vivre comme un être humain», assène Nadia, 17 ans, avec une gravité qui tranche sur ses jeans déchirés, à la dernière mode de la région. «Bien sûr, nous sommes fatigués de ces allers-retours. De ne pouvoir étudier que les après-midi, quand l'école du village voisin est libre. Mais je veux étudier dans ma langue. Et je vois aussi que cette école nous apprend beaucoup mieux à raisonner, à chercher des informations par nous-mêmes, à réfléchir !»
Nadia explique tout cela en russe, qu'elle parle couramment. Son père est d'origine russe, chose courante dans cette région où les peuples se sont beaucoup mélangés. Sa mère est moldave et s'exprime aussi couramment en russe et explique : «Ce n'est pas seulement une question de langue. Dans les écoles de Transnistrie, la seule chose que l'on inculque aux enfants est de glorifier nos autorités et la grande Russie. Nous vivons ici comme des animaux dans une réserve, sans autres informations que celles que veut bien nous donner la Russie. La plupart des gens ne réalisent même plus combien on les fait souffrir.»
Claudia Sainsus, professeur de roumain, fond en larmes quand elle se remémore les horreurs par lesquelles cette école est déjà passée pour pouvoir continuer à enseigner en caractères latins. En 1992, alors que l'école fonctionnait encore à Grigoriopol, des miliciens du régime de Transnistrie ont encerclé le bâtiment, arrosé de balles son cabinet et dévasté les locaux. «Dans la salle des premières classes [le cours préparatoire, ndlr], ils ont tiré sur l'alphabet latin accroché au mur, se souvient-elle. Une balle dans chaque lettre de l'alphabet.»
Harcelés par les autorités, arrêtés plusieurs fois et menacés de mort, les professeurs ont malgré tout continué à enseigner à Grigoriopol jusqu'en 2002. «On cachait les copies dès qu'une commission de contrôle arrivait», se souvient Diana, une autre élève de 17 ans. Depuis 2002, les autorités ont repris le contrôle du bâtiment, mais l'école compte encore 170 élèves, qui, tous les jours, prennent le bus pour aller étudier en liberté. Dans toute la «république» de Transnistrie, peuplée par plus d'un tiers de Moldaves (pour un tiers d'Ukrainiens et un petit tiers de Russes), ne restent plus aujourd'hui que huit écoles moldaves utilisant l'alphabet latin, scolarisant 3 500 élèves (contre 4 300 encore en 2003). Toutes sont «illégales» aux yeux des autorités locales et sont financées par le gouvernement de Moldavie.
«Pressions». «Les autorités de Transnistrie cherchent à faire de la Moldavie l'incarnation de l'ennemi. De même que la propagande soviétique avait besoin des Etats-Unis comme ennemi», explique Ion Iovcev, directeur d'une école de Tiraspol, dévastée en 2004 par les milices armées du régime et qui ne survit qu'à force d'obstination de ses enseignants et parents. «Dans les villages, beaucoup d'écoles moldaves ont été transformées ces dernières années en écoles russes, constate cet autre dissident de Transnistrie. Et ici même à Tiraspol nous n'avons plus que 300 élèves cette année, contre 700 il y a dix ans encore.»
Envoyer son enfant à cette école signifie s'exposer à de fortes pressions des autorités locales, explique un autre parent moldave de Tiraspol : «J'y aurais bien inscrit mon fils, mais on ne sait jamais si l'école va fonctionner toute l'année, et les autorités menacent ensuite de ne pas l'enregistrer en Transnistrie ou de renvoyer ses parents de leur travail.» Résigné, ce père a inscrit son fils unique à l'école moldave «officielle», qui utilise l'alphabet cyrillique. Son fils y étudie d'après de vieux manuels soviétiques ou des manuels un peu plus récents importés de Moscou, qui lui enseignent l'histoire de «notre patrie, la grande Russie».
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