16 avril 2007

Bruxelles, la vraie capitale wallonne

Deux professeurs de l'UCL étudient le dessous des cartes

Le renouveau wallon ne tient qu'à deux villes non wallonnes : Luxembourg et Bruxelles.

Allô, Namur? Les deux métropoles rayonnent et redonnent du tonus à une Région malade. Certains indicateurs virent enfin au vert.
C ela fait des mois que nous hésitions à publier ces cartes. Elles brisent bien des clichés. Nous estimons que le moment est venu de le faire. Le débat est nourri par votre face-à-face Nord-Sud ou par les émissions de la RTBF. » Isabelle Thomas est géographe. Jacques Thisse est économiste. Tous deux sont professeurs à l'UCL. « Nos disciplines sont complémentaires, expliquent-ils. Nous avons commencé à croiser les données pour évaluer l'état de santé de la Belgique. Et ce que nous avons constaté nous a surpris à plus d'un titre. »
Le fruit de leurs recherches figure dans une petite vingtaine de cartes colorées déclinant des paramètres allant du prix des terrains à la densité de la population en passant par le niveau de formation, l'âge ou le revenu moyen. « Nous avons pris en compte une dimension territoriale plus fine que celle des trois Régions. L'histoire est plus subtile que ces rapports communautaires auxquels on a trop tendance à se référer. » Résultat ? Un pavé dans la mare, à même d'interpeller le monde politique en cette période préélectorale. « Nous ne roulons pour aucun parti, insistent les auteurs. Nous avons l'impression de faire de la géopolitique, mais ce sont purement des constats objectifs. » Et lesquels...

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Bruxelles, centre névralgique du pays et... capitale économique de la Wallonie. Point de départ de la réflexion : « La concentration géographique du capital humain et des activités à haute valeur ajoutée au sein des grandes villes est une tendance lourde des économies développées ». Un constat posé dans bien des pays au niveau international. Et en Belgique, seule Bruxelles peut prétendre à un rayonnement digne d'une métropole. L'essentiel de l'économie tourne autour de la capitale. La ville représente près de 20 % de l'activité économique du pays.
C'est elle qui résiste le mieux à la détérioration relative connue par les trois régions belges face aux autres pays européens entre 1995 et 2003. Un regard plus affiné permet de constater que les deux Brabant, singulièrement le Wallon mais aussi le Flamand, font presque aussi bien que la capitale. « Du point de vue économique et démographique, la Belgique ressemble très fort à une économie monocentrique », disent les deux professeurs. Avec un effet de tache d'huile important au départ de Bruxelles, tant en terme d'évolution démographique que de prix de l'immobilier, d'offres de travail ou de revenu médian, tout simplement.

« Bruxelles est devenue la capitale économique de la Wallonie, qui manque d'une armature urbaine, n'hésitent pas à dire Isabelle Thomas et Jacques Thisse.
Ce constat, les Wallons doivent l'accepter. »

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L'axe wallon de demain se trouve entre Bruxelles et Luxembourg. Le paysage belge est globalement bien comme on l'imagine : les taux de chômage sont moins élevés au Nord, là où le prix du terrain à bâtir est fort élevé en raison de sa rareté et de la richesse de la population. Evidemment : la Flandre reste dominante au fil des critères, avec de sérieuses nuances internes toutefois. Mais si l'on va au-delà de ce constat, si l'on regarde des paramètres en évolution, une autre réalité apparaît. Et non des moindres : le renouveau francophone - voire belge, au vu des perspectives démographiques et spatiales au Nord - devrait venir d'un axe compris entre deux villes « européennes », Bruxelles et Luxembourg. Un axe relié par autoroute, mais interrompu par la frontière naturelle des Ardennes et l'absence d'une cité relais digne de ce nom à cet endroit. Les faits ? « Nous avons été nous-mêmes surpris, en calculant l'évolution démographique sur quinze ans, du rayonnement de Bruxelles et de Luxembourg », soulignent les professeurs. Il en va de même pour le pourcentage de jeunes et pour la formation. Une pépite d'avenir. Précision utile : « L'essai ne pourra toutefois être transformé qu'avec un enseignement de qualité. » L'existence
de cet axe de renouveau est confirmée par les évolutions du revenu médian sur une période de dix ans. Et par la hausse du prix de vente des maisons. « Une évolution légèrement positive est également perceptible à Liège, où l'axe commence à faire sentir ses effets, sans doute aussi grâce l'influence des pays voisins, complètent les chercheurs. En revanche, le Hainaut va toujours mal. Tous nos indicateurs sont négatifs. »

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Un trop grand saupoudrage au sud du pays. Politiquement, estiment les deux chercheurs, « on peut penser que l'éclatement de la Belgique, s'il devait avoir lieu, ressemblerait beaucoup à un jeu à somme négative où tous les joueurs seraient perdants ». Essentiellement en raison de l'importance de Bruxelles. Les conclusions de leurs travaux jettent aussi et surtout une pierre dans le jardin du monde politique francophone. Verdict : « Le saupoudrage, une mauvaise habitude wallonne. »

Explication : « La tendance à la métropolisation et la faiblesse de l'armature urbaine wallonne ont un corollaire immédiat : il est impératif de favoriser les pôles urbains offrant le potentiel de développement le plus élevé. Dès lors, une bonne gouvernance aurait voulu que les pouvoirs publics wallons participent à un renforcement de cette armature. Or, la Région wallonne a suivi pour elle-même la politique opposée en choisissant de déconcentrer ses différentes instances entre plusieurs villes. » Avec quelques griffes à la clé contre le « sous-régionalisme » et le risque de repli sur soi.

Au bout de leur chemin, Isabelle Thomas et Jacques Thisse plaident dans un premier temps pour « un grand pôle scientifique au niveau wallon », qui regrouperait l'ULB, l'UCL, les Facultés agronomiques de Gembloux et les Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur. Histoire de doper l'axe Bruxelles-Luxembourg. Mais aussi pour un partenariat plus large - et mieux assumé - entre Bruxelles et la Wallonie. « Le processus pourrait être initié, disent-ils, par la fusion de fait des exécutifs de la Région wallonne et de la Communauté française, dont le siège serait, dans toute la mesure du possible, situé à Bruxelles. On formerait ainsi un binôme institutionnel mieux en adéquation avec la réalité démographique et économique. »

Déséquilibres Flandre-Wallonie

Georges Wanet, Chargé de cours à la faculté des sciences sociales, politiques et économiques de l'ULB et administrateur de sociétés.
L'évolution de la Wallonie a aussi eu lieu dans d'autres bassins industriels d'Europe. Ce que l'on peut reprocher à la Wallonie est la lenteur de son redressement, lorsqu'on la compare à des régions comme la Ruhr ou le Pays de Galles. Ce qui manque donc, pour clarifier le débat politique, est la systématisation d'outils d'évaluation des politiques mises en oeuvre pour juger du caractère durable du redéveloppement de la Wallonie. Pour apporter des éléments d'évaluation et de débat sur ces questions qui s'avèrent conflictuelles, l'élaboration d'une série d'indicateurs mettant en cohérence les dimensions économique, sociale et financière devrait être une des premières priorités du futur gouvernement. Il n'y a pas d'étude officielle sur les transferts entre les régions et les études disponibles divergent quant aux montants. Selon les auteurs du manifeste "in de Warande", 8,1 milliards d'euros vont annuellement de la Flandre à la Wallonie et 2,1 autres milliards vers Bruxelles (1). Selon le Centre de recherche sur l'économie wallonne de l'université de Namur, les transferts seraient de 5,3 milliards d'euros en faveur de la Wallonie (2). Le service d'études de la KBC parle, lui, de 5 milliards d'euros (3). Les transferts existent donc bien.
Pour apporter des éléments d'évaluation incontestables sur ce thème, il serait hautement souhaitable qu'une des premières actions du futur gouvernement soit l'élaboration d'une série d'indicateurs ("balanced scorecards") mettant en cohérence les dimensions économique, sociale et financière des transferts entre les régions. En effet, les études mentionnées, même si elles s'appuient sur de nombreuses données de types différents, ne font essentiellement état que des indicateurs financiers. Elles donnent donc une vision réductrice de la situation, comme c'est le cas lorsqu'on évalue les performances d'une entreprise en ne regardant que ses performances financières et en ne tenant pas compte des compétences des employés, de la fidélité du client, de la rotation de personnel,... Pour palier cette insuffisance, le concept de "balanced scorecard", développé par Kaplan et Norton, est considéré comme la référence en matière de pilotage d'entreprise. Celui-ci assemble les indicateurs financiers et non financiers donnant une image claire de la conduite de la société. La "balanced scorecard" considère la performance de la société sous différents angles qui répondent aux préoccupations des différents "stakeholders" : clients, actionnaires, employés et autorités publiques. Elle contient des indicateurs de résultat qui déterminent si un objectif a été atteint et des indicateurs stratégiques qui peuvent indiquer le résultat futur. A l'origine, en 1992, cette approche multidimensionnelle de mesures de performance a été créée pour le monde de l'entreprise. Cependant, rien n'empêche de l'adapter à d'autres organisations; en particulier à l'Etat ! Le texte qui suit esquisse, dans ses grandes lignes, une méthodologie qui pourrait être utilisée. Un premier travail consisterait à s'interroger sur le type d'indicateurs, leur nombre, une définition précise par indicateur et la manière de les mesurer. D'expérience, c'est la tâche la plus délicate, car leur élaboration doit satisfaire à des exigences en partie contradictoires : exigences de cohérence et de pertinence tout en préservant une certaine simplicité de compréhension et d'usage et la possibilité de réutiliser ces indicateurs dans d'autres contextes. La cohérence des indicateurs nécessite de prendre en compte les impacts du fonctionnement de l'Etat. Ces indicateurs doivent aussi être simples. En effet, dans un domaine où chaque citoyen est impliqué, il apparaît essentiel de les associer le plus possible aux prises de décision en matière de politique de transfert entre les régions. Enfin, les indicateurs doivent, sans trop de difficultés, être reproductibles. Il est important de noter que cette méthode doit être consensuelle et que les variables découlent naturellement de la stratégie de l'Etat et, donc, du gouvernement. Ce peut être le point d'achoppement ! La deuxième étape serait d'analyser la faisabilité de tels indicateurs à partir des diverses données statistiques disponibles en Belgique. Pour toutes les données non directement disponibles, il faudra déterminer comment les mesurer, développer les méthodologies et allouer les moyens pour le faire. Enfin, il faudrait construire et mettre en place une organisation et développer les systèmes et les outils informatiques qui permettront de la supporter. Le premier travail, l'élaboration d'une série d'indicateurs mettant en cohérence les dimensions économique, sociale et financière des transferts Flandre-Wallonie, devrait donc être une des premières priorités du futur gouvernement. Il pourrait prendre plusieurs semaines. S'il s'avérait fructueux, la mise en place des deux autres étapes pourrait se faire en deux temps : développement rapide de solutions "artisanales" permettant de premières mesures des indicateurs, certains d'entre eux étant collectés de manière manuelle. Informatisation de l'approche pour une production automatisée et systématique. Une telle approche aurait, au moins, le mérite de dédramatiser cette question. Elle obligerait à une certaine transparence que d'aucuns pourraient voir d'un mauvais oeil !
(1) Manifest voor een zelfstandig Vlaanderen in Europa, édité par Denkgroep In de Warande, rue Zinner, 1, 1000 Bruxelles, 252 p.
(2) Trends-Tendances, 31/8/2006
(3) "Financiële transfers tussen de Belgische gewesten. Actualisering en vooruitblik", Economisch Financiële Berichten, revue mensuelle, KBC, 55e année, no 10, 17 novembre 2000, p. 1-13.

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